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Quand je fus effoudrée

Me voilà arrivée à côté de « La Brasserie de la Mairie ».

Je suis en avance, il fait froid dehors, je vais devoir attendre dans la voiture qu’il me fasse signe.

Il se passe quelque chose d’étonnant. Là, dans mon ventre.
Ce n’est pas du tout pareil que les dernières fois.

En général, je ressens du stress, de la nervosité, la situation me résonne fort le manque de confiance que je peux avoir en moi.
D’habitude je me maquille un peu plus pour me cacher derrière, me rogne la peau autour des ongles au sang - RIP ma carrière comme mannequin de mains -  même en conduisant… surtout en conduisant vers eux.
Parce que je suis toute divisée du dedans à chaque fois que je vais pour rencontrer un inconnu : « Que lui raconter ?...  Va-t-il me trouver repoussante ? …Ou Inintéressante ? … Et moi, je suis curieuse de voir si, lui, est intéressant…  est-ce qu’il est aussi beau que sur les photos ? … Va-t-il être aussi drôle qu’en virtuel ?... Vais-je rigoler niaisement ?... Si on boit du vin rouge, est-ce que le tanin va me colorer les dents en foncé anti-glamour ?
...  Et là, maintenant, est-ce que j’ai un truc entre les dents ?! »

Quand on conduit, c’est dangereux de regarder dans le rétro si on a un truc entre les dents.

Pour ma défense, je n’étais absolument pas habituée non plus à ce genre de situation… Célibataire depuis longtemps après une longue relation, pas du tout une accoutumée du site de rencontre.

Juste un soir, comme ça, sur un coup de tête, en finissant ma bouteille de vin, bouteille que j’avais ouverte pour me réchauffer la solitude, les joues roses, le vertige éthylique et les dents noires de tanin, je m’étais inscrite sur ce site.
Persuadée de ne pas rencontrer de « vraies personnes ». Sûre de ne pas plaire aux hommes qui pourraient, eux, me taper dans l’œil. Sans trop connaitre mes limites et mes capacités.

Et puis, sans me rendre vraiment compte, ce soir-là, je m’étais mise à discuter avec un homme…, deux, trois hommes… Une heure, deux heures, trois heures…
Et sourire niaisement devant mon écran…
Et même rire…
Puis Flirter !
Pour la première fois de ma vie, bien à l’abri derrière mon écran, j’avais osé flirter.

Alors, j’avais envie de les rencontrer, oui, surtout par double curiosité :
celle de les découvrir et celle de savoir si j’en étais capable.
Un par un, un par jour, je leur avais donné rendez-vous, un peu comme une sorte de casting de qui ils sont et de qui je suis.

Mon premier rendez-vous, j’étais dans tous mes états, mon déo n’y avait pas survécu.
J’avais manqué de m’étouffer avec mon café à la suite d’un compliment… Et j’avais passé un super moment.

Petit à petit, au fil des rendez-vous, j’arrivais à prendre sur moi, moins bégayer, moins rougir… Surtout de mieux en mieux cacher ma timidité maladive. Mieux m’appréhender, mieux me connaitre dans cette situation. Je me regonflais doucement l’ego en me rendant compte comme je plaisais.
 
A chaque fois, je repartais avec le sourire aux lèvres d’avoir passé un bon moment et possiblement l’envie de le revoir. Certains m’en donnaient l’envie, d’autres m’en donnaient le fantasme. Parfois, il était clair qu’on n’irait pas plus loin que ce verre partagé.
Après, je ne savais pas trop si « le revoir » allait amener à une fusion des auras. Juste l’envie allait devoir être plus forte que la timidité. A terme. Et je n’étais pas sûre de savoir encore faire ça, avec mon corps.

Puis, finalement, … j’ai su.
Mais ça n’a pas toujours marché bien longtemps.
Alors, les soirs de froid avinés, je me reconnectais au site, fouillait un peu la boue pour y trouver des pépites.

Je ne savais pas trop si j’aimais ça ou pas. Un peu quand on appuie sur une courbature en se faisant sciemment mal, qu’on avale un alcool trop fort qui brûle le dedans ou une trop grosse bouffée de fumée irritant le poumon. De ces sensations un peu désagréables qui font se sentir vivant.

Il y avait bien une petite addiction qui s’installait. Chaque nouveau rendez-vous me remettait dans un état de stress délicieux, de nervosité euphorique.

Chaque rendez-vous, mais là, non.
Pas celui-là.
Arrivée, dans mon carrosse, je suis même complètement calme.
Ce n’est absolument pas normal, ce calme commence même à me paniquer.
Un comble.

Peut-être que juste je couve une grippe ?

En avance, j’ai le temps, je peux en profiter pour me sonder le dedans. Fermer les yeux, me questionner les tripes… Je suis… Je me sens… prête.
Pas si calme par contre. Excitée je dirai. J’ai hâte.
Pour les autres aussi j’avais hâte, par curiosité, et une excitation teintée fort des couleurs cramoisies de la nervosité.
Non, là, j’ai juste très envie. Je n’ai pas peur de tomber sur un fou, comme virtuellement il m’a paru doux, je n’ai pas peur de ne rien avoir à lui dire, comme nous avons des idées communes, je n’ai pas peur de ne pas lui plaire, comme il a su me rassurer, je n’ai pas peur qu’il ne me plaise pas non plus, pas de doutes là-dessus, ses photos m’ont faites craquée au premier coup d’œil.  
Là, je n’ai pas peur.
Je me sens sûre et j’ai vraiment très envie qu’il arrive.
Mon téléphone vibre, moi aussi, il n’est pas loin.

Je sors de la voiture et j’ai envie de me dépêcher, presque de courir. Je passerai pour une folle possiblement. Et puis, ça pourrait être à cause du froid que je me hâte, non ?
J’exulte comme si j’allais retrouver un vieil ami que je n’ai pas vu depuis longtemps et qui me manque atrocement. Comme si je retournais chez moi.
Suis-je en train de perdre la tête ? Il y a de quoi se demander, parce que, de base, je vais juste au-devant d’un déjeuner agréable avec un inconnu.
Rien de bien transcendant, normalement.
J’ai peut-être un peu de fièvre.
Mon dieu, depuis quand est-ce si long de sortir d’une voiture ? Et comme les secondes me paraissent interminables avant d’arriver…

Là-bas.
Il est là.

Les mains dans les poches, il me sourit. Les sourcils en circonflexes. Comme étonné de mon apparition.
Il parait calme mais son énergie est nerveuse autour de lui. Ce n’est pas anormal vu la situation.
Le savoir un peu nerveux, ça me rassure… Ce n’est pas un robot ou un mirage. L’homme qui vient vers moi en cet instant existe vraiment. Dans toute sa sensibilité d’humain.

Et moi,
Moi…
Euh, moi, un instant, je ne sais plus.
Plus rien.

Qui je suis, où je suis.
Et pourquoi la vie ne fait plus de bruit ?
Et pourquoi les couleurs des choses existent moins ?
Et pourquoi tout autour est figé ?
Pourtant je marche vers lui, pourtant il marche vers moi.

Et, si ! Oui, ça bouge, mais pas comme ça devrait.
Le sol me fait des blagues, je crois. Je n’avance pas assez vite, il est toujours trop loin.
Et puis, ça tourne un peu, ça vertige.

Oui, vraiment, je dois couver un truc.

Au bout d’une éternité, je me retrouve à lui faire la bise.
« Reste cool, reste zen, détendue, ignore ta tachycardie, plonge tes mains tremblantes dans tes poches. »
Qui me parle ?
Ah, c’est moi. J’espère avoir fait ça tout bas. J’ai comme un doute.
Lui aussi il a ses mains dans les poches, c’est peut-être pareil pour lui ?

Il me sourit, et je ne réussis pas à tenir son regard.
Visiblement, lui non plus ne sait pas me regarder, sauf s’il a une admiration pour ses propres chaussures, chose envisageable.
Perdue dans mon hors-contrôle total, je me cache dans mes jambes et avance vers notre déjeuner.
Il reste à côté, je sens sa présence dans la mienne, on marche en « nous » et il essaye de me parler.

Oui, il essaye, mais sa voix n’est pas plus assurée que mon pas.
Sa timidité vibre la mienne et le sol se dérobe de façon régulière.
Il va me croire ivre, c’est sûr !
Peut-être que je le suis un peu en fait. Je le sens bien le picotement du rosissement des joues et le vertige de l’apéro. Ça me pulse de partout…
 Comment peut-il réussir ça ?

J’essaye de prendre un air détachée et, devant la brasserie, commente d’une blague pourrie le menu affiché.
Les blagues sont ma meilleure cachette.
Il rit et rebondit sur du plus pourri encore…
Mince, vraiment, il me plait.

Il ouvre la porte, gentleman, me laisse passer devant.
Je le frôle et clac, ça picote.
Sûrement l’électricité statique du frottement de sa veste contre la mienne.
Sûrement.

Il y a des chaises partout, des tables partout, sûrement quelques gens aussi. Tout le monde et toutes les choses me paraissent trop présents, je me sens hypersensible, la valse des couverts m’embrouille encore plus… Je n’arrive pas à choisir un endroit où nous installer, et dieu sait comme j’ai besoin de m’assoir, là.
Mon cerveau n’a plus l’air de vouloir fonctionner.
C’est bien ma veine parce qu’il va pourtant falloir dialoguer.
Quand même.

« C’est pour déjeuner ? Pour deux ? » nous questionne un homme derrière le bar.
Pourquoi il me parle, lui ? Il me veut quoi à me poser des questions comme ça ? Combien on est ?
Deux ?
Ah oui, deux…
Oui, j’avais oublié de me compter. On est bien deux.
Il va me falloir du vin.

Le questionneur de la Brasserie nous désigne une petite table dans un coin.
Mes jambes m’y portent par réflexe et, enfin, absolument sans grâce, je me laisse choir sur la première chaise qui me tend l’assise.
Il s’installe en face. J’ai envie de virer cette table entre nous. J’ai envie de mettre toutes les tables du monde entre nous. J’ai envie de le toucher comme j’ai envie de fuir. Je me sens bien, un peu trop, et en danger, un peu trop aussi.
La serveuse passe, les mains pleines d’assiettes bondées et se prend les pieds dans mon sac ; pauvre tas de mes trucs abandonné dans le passage… je l’avais oublié, lui. Bon, ça commence plutôt bien.

Il va falloir qu’un de nous deux arrive à sortir une ribambelle de mots intelligibles liés entre eux de façon logique.
Alors je tente une phrase et propose qu’on prenne l’apéritif avant de manger.
 Je ne vais pas mentir, cette proposition est hautement intéressée.
Je me fous de passer pour une pictonne, j’ai besoin de me détendre et surtout, surtout, je n’ai vraiment pas faim, mais pas faim du tout. Mon ventre est si serré que rien de solide ne pourrait le traverser.

Il fait chaud.
Il ôte sa veste, ses gestes ont quelque chose de félin. Même de féminin. Il dégage un mélange incroyablement équilibré de viril et de délicat. Ce midi, je déjeune avec le Yin et le Yang.

Je me rends compte que je l’observe un peu trop fort. Il va finir par le sentir, le poids de mon regard de plomb.
Un courant d’air dans ma cavité buccale me  rappelle que ça serait peut-être bien que je ferme la bouche aussi, tiens.
De béatitude, je mimerai presque à la perfection le poisson.
Il arrive quand, ce vin ?

Pour arrêter tout de suite ça, par effet miroir, par excuse pour ne pas devoir parler encore et dire n’importe quoi, pour pouvoir prendre quelques secondes de réflexion et sortir enfin quelques mots intelligents et surtout intelligible, j’enlève mon pull aussi.
Du moins, j’essaye.
Les mailles se prennent dans ma boucle d’oreille et je me retrouve coincée dans une prison étouffante de laine.

A force de gestes amples, je me libère pile au moment où la serveuse arrive avec le vin. Une fois de plus, je suis à deux doigts de faire tomber ce qu’elle a entre les siens.
Cette femme va me détester.
Et je me dis qu’elle aurait de quoi. Pour le sac, pour le vin et parce que je déjeune avec l’homme le plus beau du monde, je crois, peut-être même de l’univers entier.
 Me voilà ragaillardie par cette pensée, merci madame la serveuse.
Et merci pour le vin aussi. Il va certainement m’aider.

Allez, je me lance :
« Alors, raconte-moi, que fais-tu dans la vie ? »
La nanoseconde qui suit, je me maudis.
On discute virtuellement depuis quelques jours déjà, je le sais bien ce qu’il fait dans la vie.
Nulle.

Ma question semble, malgré tout, le détendre. Je l’ai amené en lieu connu. Et moi, j’ai besoin qu’il me parle, pour ne pas avoir à le faire, lâchement.
Puis parce que sa voix, c’est du bonbon dans mes oreilles. Elle est douce, mal assurée, comme s’il parlait dans la barbe qu’il a de trois jours et qu’il s’étonnait, à chaque mots, des sons qui sortent de lui. C’est adorable, je me sens fondre.

A ne pas parler, à l’écouter, je prends le courage de le regarder. Mais vraiment le regarder cette fois.
Si je ne peux pas manger par le ventre, je mangerai par les yeux. J’ai envie de les ouvrir encore plus grand qu’à l’accoutumé pour profiter plus de ce spectacle.
 Ça ne paraitrait pas bien naturel, je ne vais pas faire ça, il risquerait de me prendre pour une folle. Peut-être qu’il n’aurait pas tort.

J’ai un peu de mal à suivre ses paroles. Ce n’est pas complexe pourtant, mais j’ai un souci de concentration, je crois. Heureusement que je sais déjà ce qu’il fait dans la vie… Je ne serai pas perdue pour y revenir plus tard.
Juste, je ne suis pas dans mes oreilles là, mais dans mes yeux. Mon attention est toute fixée à ma vision gourmande.
Je ne suis pas sûre d’être discrète mais j’ai envie de m’abreuver de chaque détail de sa personne. De me l’ancrer dans la mémoire de façon à pouvoir le retranscrire sans faute quand il sera absent. De me le dessiner dans la tête à volonté. Toute ma vie. Et de capturer mentalement ses moindres mimiques pour me les offrir quand j’en aurai envie. De vivre cet instant à plus de 100% pour remplir ma jauge de lui et rattraper toute une vie sans sa présence.

Ses cheveux qui grisonnent sur les tempes ; sa barbe mal rasée qui passe, elle aussi, du poivre au sel ; comme ses lèvres se retroussent pas bien loin de son nez quand il sourit ; ses dents si parfaitement alignées (rougissant intérieurement, je me demande quelle goût elles peuvent avoir) ; l’encolure de sa chemise qui baille bien assez pour me laisser deviner le haut de son torse (bouillonnant intérieurement, je me demande quelle odeur il peut avoir) ; la forme de ses épaules ; comme cette même chemise lui enserre les poignets de ses manches d’où sortent ses massives mains ; Oh…  ses mains… longues mains aux jointures de phalanges prononcées et à la paume large ; Ses joues, légèrement marquées et un peu creusées par le souci…

Parce qu’il a du souci, cet homme, et ça se voit dans sa beauté grave.
Ça se voit dans ses sourcils en circonflexes aussi.
Mais avant tout, ça se voit dans ses yeux.
Ses yeux, ils sont profonds. Ils sont noirs. Tellement noirs.
Ils sont noirs et la lumière s’y reflète d’autant plus intensément. Elle y éclate de minuscules rayons, on jurerait y reconnaitre les étoiles dans l’infiniment sombre de l’univers.
 Il a l’univers sous les paupières, cet homme. On ne peut qu’y tomber.
Je suis happée. Littéralement.
Et j’ai envie de l’emporter loin des soucis, le panser dans un monde aux couleurs saturées, qu’il y soit heureux pour toujours.
Vague.
Je divague.
Je me sens un peu fiévreuse… définitivement, je couve quelque chose.
Il est bon ce vin.
Je le boirais bien de sa jolie bouche.

Cette pensée fait glisser ma tunique et découvre mon épaule.
Il s’arrête de parler, la regarde, les étoiles dans ses yeux scintillent et certaines se font filantes. Il se trouble.
Sans que je m’y attende, il me fait remarquer comme mon épaule, dénudée, lui plait.
Sa timidité l’a quitté, elle a sauté de l’autre côté de la table pour s’ajouter à la mienne. J’ai envie de me cacher, j’en perds mes moyens et sans me rendre compte, colle cette épaule à mon menton. Accompagnant le geste d’un sourire niais.

Voilà. Super. Je minaude.

Et nous voilà, rouges, à nous regarder sans plus savoir quoi dire. Bêtement émus. Mon cœur bat un peu trop fort au fond de ma gorge. Ce qui n’est, normalement, absolument pas son emplacement naturel.
Je ne sais pas trop combien de temps nous restons comme ça, une fois de plus, mon cerveau m’a lâchement abandonnée.

Tel un sauveur-de-situation, le questionneur de la brasserie  surgit, tout à coup, de nulle part
-Parce que tout autour de nous était nulle part à ce moment là –
et, comme à ce qui semble être son habitude, il se met à nous questionner :
« Avez-vous fait votre choix ? »

Exact ! Nous sommes dans un restaurant… au fait !
Alors, oui, effectivement, j’ai fait mon choix.
Je le choisis, lui.

La seule réponse que ce pauvre questionneur a pu récolter est alors un duo de « euuuuuh… »

« Le menu du jour est visible sur l’ardoise, au mur, sur votre gauche, je vous laisse quelques minutes supplémentaire. »
Il sourit, le questionneur est moqueur.

Il me faut me pencher un peu vers Monsieur Canon pour voir « l’ardoise au mur à gauche ».
Je le sens, avec le nez et avec l’aura, tout prêt, juste là. Je le sens, je le sens bon…

Il n’a absolument pas tourné la tête vers l’ardoise comme prévu.
C’est moi qu’il dévisage.
Il ne va pas trouver le menu sur moi. Quoique…
Entre cette idée, son odeur et son regard tout proche, les pulsations reviennent. Il va me voir rougir, de tout mon processus d’empourprement.
Est-ce que je lui plais comme il me plait ?
Soudain, la panique me prend, et si j’avais un point noir un peu trop mûr ? Un chassie au coin de l’œil ? Une crotte de nez ?! Horreur !
Bon, de toute façon, quoiqu’il voie, je n’ai que ça à proposer, je ne peux juste pas changer de tête là de suite.
Faisons-nous une raison.

Il va falloir que je me recentre un peu sur l’ardoise là, histoire de montrer que, quand même, je sais lire… Je prends un air détaché et sérieux, fronce un peu les sourcils, feignant de ne pas remarquer le dévisagement en cours.
Je suis peut-être un peu trop longue mais les lettres dansent sur l’ardoise diabolique, je suis en pleine entorse du neurone, je ne comprends pas ce que je lis.
C’est qui ce cuistot ? Le prince de Motordu ?

« Tu devrais te pencher un peu plus vers moi, pour mieux voir, j’aime bien »

Aïe ! Qui a enclenché la bombe atomique dans moi ? Y’a du feu, de la fumée, ça tremble à chaque cellule.
Elle est belle mon implosion.
Mais à l’extérieur, je me suis rassise, sonnée par l’onde de choc, et je ris.
Je ris un peu trop aigu.

C’est fou, à chaque mot qui passe sa bouche, mon visage me brûle toujours plus et je dois m’agripper à la table pour que le sol, qui se dérobe, ne m’emporte pas avec lui.
Ça serait quand même bien que je me reprenne un peu. Que je me reconnecte à la femme fatale ratatinée quelque part en moi. Histoire de reprendre un peu de consistance quoi, hein.
 Elle a peut-être explosée en mille morceaux pendant l’Hiroshima intérieur ?
 Alors quoi, elle est morte ou multipliée ?

Avec tout ça, je n’ai toujours rien choisi pour me nourrir… et je n’ai tellement pas faim.
Limite je choisirai comme lui.
J’espère juste qu’il ne va pas commander des tripes ou quoi. Quoique ça pourrait peut-être reconstituer les miennes, sans dessus-dessous en ce moment ?

« Je n’ai pas très très faim, et toi ? »
Je nous ressers du vin. Il va me prendre pour une alcoolique ET une anorexique.
Mais le vin m’aide à me reconstituer, il me soigne les synapses. Petit à petit je me calme et j’arrive à tenir un dialogue que j’espère clair et fluide. Je vais pouvoir un peu plus lui creuser l’intérieur maintenant que je me remets doucement de son extérieur.

Et je ne suis pas déçue.
J’aime le choix de ses mots. J’aime sa sensibilité aux causes profondes pour lesquelles il se bat. C’est un passionné.
Nous échangeons quelques minutes et soudain je me rends compte que le questionneur est revenu, que la serveuse aussi, que nous avons commandé et mangé, et que, déjà, est arrivé le moment du café de fin de repas.

L’éventail du temps est un accordéon cruel. Parfois étiré longuement, parfois recroquevillé trop court. Et jamais dans le sens que l’on voudrait.

J’espère que ce café va durer une éternité sans refroidir. Nous avons créé une bulle et je veux y rester. Je m’y sens bien.
Lui aussi il me semble.
Il est sûrement à l’aise vu qu’il vient de mettre sa main sur la mienne.



C’est bien ma main, là, sous la sienne ?
Il me faut bien réveiller toutes mes terminaisons nerveuses pour sentir encore plus fort le contact de nos peaux. Je veux arrêter tout autour, méduser le temps, nous pétrifier pour toujours.
Je dois sûrement ressembler à une statue, tout de suite, à regarder nos mains sans rien dire. Mais je ne sais pas faire autrement.

Normalement, je n’aime pas trop qu’on me viole l’espace intime si vite. Je préfère inviter à entrer dans mon autour de moi. Les hommes d’avant qui s’y sont risqués ont rarement été bien reçus.
Les hommes d’avant.
Comme ils étaient fades, en fait.

Il en est où l’éventail accordéon du temps ? Je crois que je viens de me statufier plusieurs jours.
J’arrive à décoller mes yeux de nos mains, lève la tête qui tourne et plonge dans son regard. Il me fixe. Il respire fort. Comme une multitude de petits soupirs. Il a un sourire étrange.

Je crois que devant un chaton trop mignon, j’ai à peu près le même sourire.
Je ne sais pas trop comment le prendre.

Tout à coup, il se lève.
Je panique.
Mon premier réflexe est de regarder dans sa tasse.
Son café est terminé.
Non !
Reste !

Pitié…
Je n’ai pas fini, moi.
Je n’ai pas fini de t’apprendre, encore.
Je n’ai pas fini de comprendre, non plus.
Je n’ai pas fini de décider de la suite.  -Mouais, comme si j’avais ce pouvoir.-
Je n’ai pas fini de… Mais il fait quoi, là ?

Il se penche vers moi, le regard intense. Il me transperce.
Et plus il se penche, plus il transperce profond.

La table entre nous se fait toute petite.

Ses lèvres sur les miennes se font toutes velours.

Je quitte mon corps pour atterrir dans le sien. Le sentir, le gouter, être lui.
J’oublie qu’autour de nous il y a d’autres vies.
Les pôles se sont inversés, le plafond sous nos pieds, le sucre tourne au sel et vice versa.
Plus rien n’existe, plus rien n’a d’importance, tout est faux.
Sauf ce baiser. Et ses mains indécentes sous mon t-shirt.
Elle est la seule vérité plausible de ce monde, dans cette fusion.
C’est le big-bang.

Depuis quand je me laisse embrasser au bout de quelques heures au fait ?
Depuis quand je sais m’embraser comme ça ?
En public…
Depuis que je me sens si vivante et que je deviens moi. Je crois.
A son contact, j’existe au monde et assume.
Les autres, c’était un processus. Je passe l’examen final.

Je ne couvais rien, ne tombais pas malade… Quoiqu’un peu quand même.

Par la suite, cet homme ne me laissera pas beaucoup l’approcher.
Peut-être est-ce une bonne chose.
A ressentir aussi intensément, je ne sais pas si mon corps et mon esprit aurait pu tenir sa présence régulière.
Il me fera encore parfois monter très haut.
Et souvent mordre la poussière.
Mais, de cette montagne russe d’envolée  poussiéreuse, il y aura beaucoup à prendre et apprendre.
Du concentré de vie.

Commentaires

  • mimi Gognet

    1 mimi Gognet Le 18/01/2019

    Si c'est du vécu, c'est fulgurant, hallucinant, époustouflant,flamboyant ! c'est très très rare de ressentir pareil chose ! à moins que.... ce ne soit qu'un conte de fée... et si c'est ça, t'as une sacrée plume !
    A très bientôt pour un prochaine épisode.

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