KALÉIDOSCOPE

KALÉIDOSCOPE
Le kaléidoscope est un instrument optique réfléchissant à l'infini et en couleurs la lumière extérieure.
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Enfin, la porte s’est ouverte et mes poumons avec : Elle est rentrée.
J’allais pouvoir quitter mon apnée d’inquiétude. Recommencer à respirer de façon calme entre deux longs soupirs de détente…
Le tout discrètement parce que je sais comme ça l’agace fort.
Elle déteste qu’on se fasse du souci pour elle, elle dit que c’est comme si on ne lui faisait pas confiance quant au fait de gérer sa propre sécurité, comme si on l’infantilisait, que ça l’enfermait sous cloche trop protectrice.
« De quoi me démanger la claustrophobie. »
Elle pouvait supporter un petit enfermement physique, un qui ne soit pas trop long, mais il fallait juste qu’elle puisse avoir la liberté de ses pensée et mouvements.
Ma meilleure amie, c’était une sauvage, un peu dans tous les sens du terme.

Ce soir, elle m’avait prévenue qu’elle avait encore un rendez-vous.
Le cinquième depuis le début de la semaine.
On était mercredi.
Un énième mec avec qui elle discutait depuis un ou deux jours, un nouveau qui lui avait donné envie de creuser un peu et de « plonger dans la somme de leur aura » comme elle dit.
Les rencontres comme ça, c’était par passes, comme des phases de boulimie de chair fraîche.
« Tant que je n’ai pas trouvé la pépite qui passe au-dessus des autres. »

A la regarder s’apprêter en suivant toujours les mêmes rituels, je l’enviais un peu…
Se gommer la peau, qu’elle accueille les caresses : « Plus je suis douce, plus ils veulent la toucher, chérie, CQFD ! » ;
Chantonner en s’épilant : « Zou, la seule pilosité qui survit, c’est sourcils et cils, le reste : exit ! » ;
Se glisser dans sa plus belle dentelle : « Il faut TOUJOURS rester attentable ! Même pour un premier rendez-vous… On ne sait jamais ! Je préfère suivre mon envie qu’une morale débile ! » ;
Répéter toujours les mêmes gestes en choisissant presque à chaque fois les mêmes habits et le même maquillage : « Ma tenue de séductrice, le parfait déguisement « sûre de soi » pour se convaincre qu’on assure de ouf ! Testé et surtout approuvé moult fois par la gente masculine ! ».

Oui, parfois je la jalouse de la voir partir, euphorique et sautillante vers sa nouvelle proie. Vers l’aventure, vers l’inconnu. Mais je préfère amplement la sécurité de mon cocon-couple. Surtout qu’il n’est pas rare que ses affaires tournent en eau de boudin.

Ce soir, déjà, je suis sûre que ça n’a pas été une grande réussite: elle a foncé dans la salle de bain à peine la porte passée. J’entends l’eau couler longtemps, de la fumée s’échappe de la pièce, elle a besoin visiblement de se réchauffer le dedans. Comme de temps en temps, ce n’est pas de bon augure.

Il y a « les rituels d’avant » et « les rituels d’après »… La douche en fait souvent parti.
Sauf les rares rencontre-passion où elle décide de garder encore un peu l’odeur de sa conquête. Alors, sans toucher à son verre de whisky – chose exceptionnelle - elle me raconte sa soirée, les zygomatiques niaisement activées, entre deux profonds reniflements des endroits de son corps portant encore l’ADN du chanceux.
J’aimerai tellement que cette configuration soit sa norme… Et qu’elle s’y range en cocon aussi. Mais elle ne sait pas faire ça. Se ranger. La faute à la claustro.

Quand elle ressort de la douche, en général, elle passe par le bar avant de me rejoindre sur le canapé. Très vite je peux anticiper son humeur : par la dureté de son regard, par la dose de whisky dans son verre et par sa peau rougit d’avoir été plus ou moins trop frottée, technique éliminatoire des potentiels souvenirs de contacts.

Et alors, comme à chaque fois, elle commence à me raconter sa soirée.
Au début, elle me décrit les faits, placidement, un à un, en respectant la chronologie. Comme un résumé de compte-rendu scientifique, sans âme.
L’âme et ses sentiments, elle les insuffle petit à petit, au gré de sa descente éthylique. Elle remonte la chronologie et les descriptions se réchauffent jusqu’à en devenir un peu trop intenses.

C’est là qu’elle bascule et qu’elle lève tous ses filtres. Je sais qu’elle ne peut faire ça qu’avec moi, elle a confiance : « être elle-même pour de vrai » et sortir en mots tout ce qui se passe dans sa caboche sans craindre le moindre jugement.
Oui, bien sûr, parfois je trouve qu’elle mériterait la camisole, mais je me garde bien de le lui dire. Et puis, ça fait parti de son charme. Je crois.

Elle se met à me décomposer oralement chaque pan de sa soirée, à découper finement les moindres gestes et mots de l’homme avec qui elle a passé les dernières heures, Et à férocement les décrypter. Monsieur passe au tamis.
Sa loupe est rarement cordiale.

Elle tient mordicus qu’elle ne fréquente pas les sites de rencontre pour tromper sa solitude mais pour mener des recherches hautement sociologiques.
Elle s’autoproclame ethnologue avec fierté.

Moi je le sais, elle est en quête de réponses profondes.
Il y a au fond d’elle une gosse effrayée qui a juste besoin d’être rassurée.
Cette femme multiplie les confrontations avec son prochain à la recherche de la moindre once de bienveillance.
Elle m’assure qu’elle aime l’humain malgré toutes les raisons qu’elle a de le détester, elle a juste besoin de collecter toujours plus de preuves. Pour tenir.
Quand même, trop souvent, elle se prend dans la gueule comme elle n’est pas adaptée.
Elle dit qu’elle ne comprend pas les gens et leur fonctionnement, qu’elle a besoin de savoir comment et pourquoi. Comme si l’autre était une mécanique. Pour creuser, elle n’a pas trouvé d’autre solution que de s’y heurter fort, au monde et à l’autre.
Malheureusement, en bonne non-adaptée qu’elle est sans doute, sa technique finit à chaque fois par un presqu’échec.
Presque parce qu’elle apprend, quand même, sur l’humain et sur elle-même, de chaque homme qu’elle fréquente, même si ce n’est que quelques heures.
Presque parce qu’elle assimile, oui, mais qu’elle en ressort toujours un peu plus abîmée.

Puisque c’est une sauvage…Alors elle se terre, lèche ses blessures, se recroqueville le temps de reprendre des forces et, quand ça va mieux, replonge dans le mâle encore pire fort.
Elle a la tête dure, ma préférée : « Je veux décortiquer et comprendre jusqu’à ce que mort s’en suive ! » qu’elle répète à chaque fin de vautrage.

Le lendemain, elle repart pour un nouveau date avec le pas assuré de la guerrière. Et moi je m’inquiète un peu plus.
Lundi, elle avait la jauge d’énergie à fond de balle… Aujourd’hui, je l’ai senti un peu plus lasse, alors j’ai eu peur.
Je le sentais pas, et puis, on est reliées toutes les deux, on a la connexion des sœurs des vies d’avant. Quand mon intuition me retourne le ventre, c’est rarement une bonne chose.

J’avais envie de lui téléphoner toute la soirée, ça aurait été en vain, elle ne répond pas. Pas aux textos non plus... quand elle est en galante compagnie, jamais elle ne répond, elle trouve ça impoli. Quant aux appels, vraiment elle déteste ça.
« Les appels, ça m’enferme les pensées, je supporte pas, je dois me concentrer sur une voix sans voir les lèvres bougées, sans voir les émotions dans les yeux de l’autre, et je ne peux même pas laisser ma tête vagabonder où elle veut, sinon je perds le fil de la conversation et l’autre se vexe. Le téléphone c’est une prison subtile qui n’autorise pas mes neurones à suivre librement le chemin dont ils ont envie.
La torture !»

Les soirs où mon intuition me crispe le ventre, je ne peux que prendre mon mal en patience et attendre qu’elle rentre plus ou moins écorchée vive.

Elle dit que si elle y retourne quand même c’est parce qu’elle est fascinée par leurs faiblesses et leurs erreurs, qui n’en sont peut-être pas pour eux, d’ailleurs, elle en a bien conscience.
Puis que le pourquoi derrière chaque acte, ça l’obsède et la passionne.
Elle trouve que dans les relations amoureuses, quoi qu’il en dise, l’autre finit toujours par se dévoiler. Par littéralement se foutre à poil. Révéler ses qualités, ses défauts, son histoire… Lâcher prise et faire tomber les armes.
Exactement ce qu’elle ne sait pas faire.
Elle n’y arrive pas.
Accepter d’enlever ses fringues, c’est être déjà beaucoup trop vulnérable.
Laisser l’autre la toucher et lui procurer des frissons non-contrôlés, c’est quand même pas mal.
Par contre, lâcher prise, rentrer ses griffes, ne pas dénuder ses crocs, c’est trop lui demander.
Elle reste sur le qui-vive quoi qu’il se passe.

A côté de ça, facilement, elle tombe amoureuse.
Parfois dès la première seconde, parfois après quelques rendez-vous.
Parfois ça dure juste cette première seconde, ou ça dure quelques mois…
Elle tombe en amour en un claquement de doigt, en désamour aussi vite.
Brûler puis congeler soudain.
Autant dire que ça en a perturbé plus d’un…
Son cœur ne sait pas tenir la distance parce qu’il la protège : Elle est bien trop sensible et intense.
Enfin, c’est ainsi qu’elle l’analyse.

Disséquer, faire des autopsies de tout et rien tout le temps… Elle aime ça, c’est vrai. Mais elle n’a pas le choix, en fait. C’est un peu comme une malédiction. Son cerveau le fait tout seul tout le temps.
« J’ai bien essayé de résister, je me frappais la caboche pour que ça s’arrête. Mais les gens me regardaient chelou. Pis je finissais avec la migraine d’avoir trop tapé et d’avoir empêché la fluidité de mon intra-muros… Alors maintenant, je laisse couler. Quitte à m’intéresser à mes pensées quand je m’ennuie ici bas.
C’est rigolo, si j’arrive à observer, c’est que je ne fais pas partie de la chose, non ?
Tu es obligée d’être séparée et en face d’un truc pour le regarder et savoir le décrire.
Donc, je peux m’extraire de moi.
Comme je suis extraite déjà de vous.
De vous tous. »
Même sa capacité d’observation, faut qu’elle l’analyse… Elle me fatigue. Elle doit se fatiguer encore pire.

En tout cas, le jour où elle m’a sorti ça… je n’ai pas su comment réagir… J’avais envie de la serrer fort dans mes bras, comme de lui filer des médocs.
A la place, manquant cruellement de courage, j’ai haussé les épaules et j’ai lâché un « D’accord. » fade.
Je me demande toujours pourquoi elle m’a choisi comme amie.
Une histoire d’équilibre je suppose.
Je suis posée, ma vie a toujours été simple, je suis ancrée, je suis centrée.
Quand elle, elle part dans tous les sens, s’amusant à triturer ses cicatrices et frisant l’autisme, le bordel-Line, la schizophrénie...
Notre lien, il est costaud, on a foncièrement besoin l’une de l’autre.

Ce lien, on l’a tissé peu de temps après notre rencontre… J’avais décidé de reprendre mes études et donc de changer de boulot. Il me fallait une colocataire.
Elle a répondu à l’annonce, m’a rejointe dans un café pour un premier contact.
Elle avait son attirail de séductrice, … Elle rayonnait.
Comme tous les autres, je suis tombée sous le charme.
La deuxième nuit après son emménagement, au retour d’un rendez-vous qui avait été visiblement tout sauf galant, je l’ai entendu fulminer sous sa douche.

Inquiète, j’ai tapé à la porte.

« Entre !
...Mais amène du whisky, je t’en supplie.
Prend pas de verre, on s’en branle des règles ! »

Je l’ai trouvée toute habillée sous l’eau brûlante. Elle frottait très fort un gant de crin entre ses cuisses.
Elle m’a accueillie souriante… Mi-figue mi-raisin… Le sourire quand même en direction de la bouteille dans ma main.

« Hey t’as vu ? Je fais ma lessive en même temps que ma douche ! Aller, steplé, sers-moi de l’anesthésiant, vite! »

Au bout du troisième verre, toujours dans la baignoire, à dire un peu n’importe quoi pour me retenir à ses côtés, elle a fini par se mettre à poil.
Physiquement ...mais pas que.

Elle était d’une finesse incroyable…
« Ouais ! Je sais ! Tu me trouves trop maigre… comme toutes les nanas ! Mais je suis pas facilement cassable, crois-moi ! J’aime bien bouffer, hein, juste que je préfère boire. Et puis quand tu es un modèle fragile, les mecs, ils se sentent obligés de jouer les chevaliers, la plupart du temps, surtout quand ils sont plusieurs et qu’il y a combat de coqs ! Ahahahah ! Je crains jamais rien quand ils sont beaucoup»

Sa peau était tâchée.
Parsemée d’encre ici et là. Quelques bleus entre chaque dessin, comme la ponctuation de leurs récits. Parce qu’ils racontaient tous tellement de choses, ses tatouages.
« C’est rare, tu sais, que je me déshabille devant quelqu’un qui n’a pas prévu de me sauter. C’est pas désagréable, en fait. Je suis à l’aise, au naturel, au plus sauvage, et je n’ai pas peur que ça parte en vrille. »
« Les bleus, là, ils ne riment pas tous avec « drama » ! Déjà, qu’on se le dise, jsuis pas une drama queen hein ! Je DE-TES-TE ça ! La plupart des bleus là, c’est moi qui me les suis faits, comme une grande, je suis une catastrophe d’une maladresse légendaire ! Les autres… Ce sont des marques d’hommes oui. Mais j’aime bien, moi, quand l’intense laisse des marques comme ça… Le lendemain, j’appuie dessus et ça me renvoie au moment où la passion n’était plus du tout contrôlable… ça me fait des souvenirs éphémères… Vraiment, j’adore. »

Soudain, son regard s’était durci, son sourire insolent évanoui.
« Demain, par contre, les bleus n’auront pas du tout la même signification… C’est parti en sucette ce soir... il était pas méchant, ce mec, il était paumé, un peu ... »

J’étais choquée… je commençais, avec horreur, à comprendre sa soirée.
Je ne me permettais pas la pitié, mais la colère je ne pouvais pas l’empêcher de s’insinuer.

« Il avait l’air tellement gentil, tellement tendre, tellement beau et passionné… Tu sais, c’est un artiste…Très talentueux... Il chante comme personne… Et puis, normalement, on devait juste jouer un peu, faire monter la pression… Si on se plaisait, on avait prévu d’augmenter nos frustrations... C’était son idée et je trouvais ça joli.
On devait s’escalader en température et garder la suite pour plus tard… Vraiment, j’aimais la subtilité de ce mec … dans cette suggestion...dans ses écrits.
Alors j’ai accepté de le rencontrer chez lui et non pas dans un lieu public.
Les autres, la première rencontre, c’est TOUJOURS dans un lieu avec des gens autour.
J’avais mal au ventre en y allant et je comprenais pas pourquoi.
Maintenant je sais... l’ intuition...
Au début ça allait et puis soudain docteur Jekyll s’est transformé en Mister Hyde…
Il s’est approché tout doucement de moi, mais à peine nos lèvres se sont effleurées qu’il a commencé à m’arracher le téton.
J’ai des bleus qui vont arriver, tu sais, beaucoup.
Il m’a fait ressortir un hémorroïde rien qu’avec sa violence, j’ai mal.
Et puis, plus il prenait son pied, plus il serrait fort ses mains autour de ma gorge.
J’ai eu peur de faire éclater ma colère et de mourir, alors, prostrée, j’ai fait en sorte que ça se termine le plus vite possible.
C’est plus du tout l’égo qui gère dans ses moments-là, tu sais, c’est l’instinct de survie, juste.
J’ai du me tortiller pour l’exciter et qu’il termine vite tant que mon cerveau était encore oxygéné.»

J’étais choquée.
Et elle a éclaté de rire.
« Et pendant que je me disais que c’était nul comme mort et que j’aurai préféré qu’il me prévienne avant d’essayer de me tuer, le mec jouissait en m’empêchant de respirer.
Pire, pendant que je commençais à perdre connaissance, j’avais son tatouage sous le nez… tu devineras jamais… Son tatouage… Il l’a pas fini… Parce que « ça faisait trop mal » !! Non mais mate voir le bad boy en carton !! Et puis… Une fois qu’il a eu fini sa petite affaire -entend pas là qu’il ait terminé de se masturber dans moi en mettant ma vie en jeu- Il avait l’air d’avoir trouvé normal cet ébat si violent !
Ma curiosité a prit un temps le dessus et je lui ai demandé pourquoi… et dis comme jamais ça ne se reproduira. Il m’a répondu que lui, il avait aimé… Qu’il avait plusieurs plans-cul avec qui ils flirtent avec la violence, que ça ne lui paraissait pas si hors norme… A ce moment-là, il a réussi à gagner en sympathie, tu le sais, moi, le hors norme, ça me connaît…
Et a ajouté qu’il voulait me revoir…
Qu’il voulait que je lui apprenne à être tendre ,s’il le fallait, pour pouvoir me revoir. Culotté le timbré !»
Elle pleurait de rire.
Ou elle pleurait tout court… Je ne sais pas trop.

J’ai pensé à ce moment-là qu’elle était vraiment folle. Et en même temps juste plus humaine que la majorité des humains.
Et les preuves allaient s’amonceler… Elle a continué à se confier, comme si elle ne pouvait plus s’arrêter.

« Au moins, ce mec, il m’a apprit non pas ce que je voulais, mais ce que je ne voulais vraiment pas. Ou vraiment plus…

 Tu vois, tous mes tatouages là ? Ils sont tous le symbole d’une initiation… Tu connais le « Kintsugi » ? C’est un truc des japonais. Ils réparent les bols cassés.
Pis au lieu de planquer la réparation pour faire comme si de rien, ils la mettent en évidence en saupoudrant la colle de poudre d’or.
Résultat : chaque cassure est visible, même presque elle attire encore plus l’œil que le reste. C’est mettre en valeur l’histoire de l’objet, quoi.
C’est comme réparer ses blessures avec de l’art et, au lieu de les nier, les mettre au cœur de notre processus de vie, tu vois ?
Parce que, clairement, nous sommes la somme des événements de nos vies, les ravaler et les nier, c’est carrément pas sain, je trouve. Alors que les alchimiser et en faire quelque chose de constructif, c’est tellement mieux.
Je n’irais pas jusqu’à remercier mes bourreaux, faut pas déconner, mais ils font parti du processus de qui je suis maintenant. Dans l’idée.
Je suis hypersensible d’autant plus à cause d’eux, sûrement aussi avant, mais j’ai choisi de ne pas m’effondrer sous le poids de tout mais plutôt de m’en servir. Pour être plus forte. Pour créer des choses. Pour comprendre…
Alors voilà, jsuis pas un putain de bol, alors me recoller les morceaux à l’or, c’était pas adapté… Mais mes cicatrices internes, j’avais quand même envie de m’en servir, et de les passer de l’abstrait au concret.
Au début, j’ai eu envie d’ en faire des vraies, de cicatrices, avec l’automutilation comme ils appellent ça. Ça m’a fait du bien un temps, mais c’était quand même pas très joli.
Et puis, le tatouage s’est imposé tout seul.

La douleur du processus, comme elle fait un bien fou ! Elle rend concrète celle du dedans, comme la gueule de bois des lendemains de noyade anesthésiante.

Le résultat est magnifique, il sert à quelque chose, il amène du positif. Et comme pour chaque obstacle traumatique, c’est à vie. Trop parfait. 

Celui-ci marque mon passage à l’âge adulte, quand vraiment je me suis sentie « grande » tu sais ? Bon… quand je l’ai fait… j’ai triché, j’étais pas majeure, en vrai… Mais déjà je me savais pas adaptée… C’était un peu le test du tatouage pour arrêter de me couper les poignées.

Celui-là, je l’ai fait quand j’ai réussi à me guérir après plusieurs années de vaginisme. Suis restée longtemps bloquée. Un territoire impossible à explorer.
C ‘est parce que ma virginité, je l’ai perdu hors consentement. Enfin tu vois quoi, je vais pas te faire un dessin. C’était un gosse, ce mec, hein, il savait pas ce qu’il faisait. Il savait pas comme c’était grave.
Je pense que ça, ça connotera toute ma vie quand même.
Ça explique tellement de choses encore maintenant...
Comme je sors les griffes,
comme je ne m’attache pas profondément ou en tout cas je me retiens quand je sens que ça pourrait,
comme je ne suis pas dupe devant de belles paroles,
comme je peux être dure à en être effrayante,
comme j’ai passé des années sans avoir de vie sexuelle quand mes amies explosaient de partout de plaisir,
comme une fois guérie de la douleur j’étais endormie de l’intérieur et que c’était une autre bataille,
comme j’ai fait la guerre contre mon propre corps pour vivre normalement à peu près,
comme je suis obsédée maintenant à trouver le respect, la confiance et le plaisir interne…pis tout ce temps à rattraper !
Ce tatouage là, il veut dire tout ça.
Pis la conne de gynéco qui est passée juste derrière et qui n’a rien compris. Qui a creusé la blessure.
On arrive à ce tatouage, là...

J’ai réussi à guérir. Il m’a fallu une contraception, alors j’ai changé de gynéco, j’ai pris un homme cette fois. La femme connaît la mécanique de c’t’intime et peut potentiellement lui manquer de respect.
Jme suis dis, alors qu’un homme, il voit ça comme quelque chose de tellement sacré.
Cet homme m’a suivi médicalement quelque temps sans souci.
Ce dessin sur ma peau c’est celui qui me rappelle ma puissance, celui qui me rappelle que je suis une femme, une vraie. Et un phoenix.
Ce médecin, un jour, il a vrillé.
Je ne sais pas ce qui s’est passé exactement dans sa vie, dans sa tête et dans son corps. Comment il a pu penser qu’il pouvait outrepasser les limites avec moi. Ce jour-là, avec l’aval de sa secrétaire partie plus tôt, nous laissant seuls dans l’immeuble, cet homme, proche de la retraire, m’a mis en place un contraceptif complètement à l’opposé de ma volonté. Pour abuser de ma confiance et complètement déborder hors de la morale.
C’est compliqué d’autant plus, la confiance, maintenant.
Ça me rend vraiment pire partagée : je peux être très dure et insensible comme je peux me fondre en hypersensibilité à en avoir le goût de sang dans la bouche.
L’ordre des médecins, la justice… aucun n’a géré.
Ça m’a appris comme l’homme est faillible.
L’homme n’est pas parfait et c’est à la fois magnifique et d’une laideur absolue.

Tu es toute pâle… j’arrête, promis j’arrête, désolée, je ne me rends pas compte de l’effet que ça peut faire. C’est basique, presque, pour moi, maintenant, c’est accepté, intégré, digéré, encré...

Je te raconterai les autres tatouages plus tard, un jour, peut-être.»

Effectivement, ce soir-là, j’ai vomi. Y’en a eu dans son whisky, elle m’en a voulu.

Ma copine, c’est un volcan en perpétuel éruption caché derrière la forteresse de glace la plus épaisse qui puisse exister.

Ce soir, la douche a prit du temps.
Je doute que la bouteille de whisky survive à la soirée, son foie est à l’image du reste : du béton armé à la fragilité explosive.
Son regard est noir et dur. Elle est désabusée. Encore.

« Je l’aimais bien, ce mec, on discutait bien, on a même passé la majorité de la soirée à se raconter nos vies et à rigoler…
Et puis, on s’est embrassés. Il avait bon goût, c’était agréable.
Il s’est mis pleuvoir, on était dehors,
le vent s’est levé, la tempête s’installait, c’était génial.
Les éléments se déchaînaient de plus en plus, mais nous, on ne bougeait pas, dehors sur le parking, à se rouler des pelles.
C’était délicieux.
Et son érection qui grandissait contre moi…
J’ai eu envie d’y goûter.
J’ai commencé à lui ouvrir la braguette et il a commencé à surchauffer.
Il m’a attrapée les cheveux pour tirer fort dessus, m’envoyer la tête en arrière et embrasser mon cou.
Tu sais, comme j’adore les bisous dans le cou, ça m’amène au bord de l’orgasme...
Bref, ce con, il tirait trop fort ma tignasse. Il m’a fait mal.
C’est quoi ce besoin ridicule d’y aller comme une brute dès le début ? Ils ont besoin de prouver leur virilité ? Mais à qui ?
C’est pas mieux de partir un peu dans le hors cases quand on est sûr que ça ne va pas résonner un truc pas cool à l’autre en face ?
D’avoir la délicatesse d’en parler ? D’apprendre à connaître avant, histoire d’être sûr de pas faire de conneries et que ça reste un bon moment pour tout le monde ? Et pas une putain de démonstration de funitude à la con ?
Bref, j’ai essayé de relever la tête mais il tirait trop fort. J’ai pas aimé l’enfermement de ma position de tête, comme il m’a emprisonnée le mouvement, ça en a rendu les bisous dans le cou désagréables. Il m’aurait appelée au téléphone un moment où ma tête fourmille d’idées, ça aurait été la même torture claustrophobique !

Il a lâché, je me suis dis qu’il faisait froid, on était engourdis et que je n’allais pas non plus rester là dessus après une si bonne soirée. Il méritait le bénéfice du doute.
Je me suis accroupie.
J’ai voulu lui faire plaisir. Et il s’est enfoncé fort en moi. Entre mes amygdales.
Il n’en avait rien à foutre de comment j’ai éloigné ma tête après un haut le cœur qui m’a filé les larmes. Il a appuyé ma tête et a recommencé.
Souvent je me la pète sur ma capacité à faire les gorges profondes, mais faut que ça soit moi qui gère pour m’endormir le fond de gorge… Là j’avais même pas encore joué à le chauffer sur cette idée. C’était sa façon à lui de prendre son pied.
Pas à deux, seul, sans faire bien gaffe aux réactions de l’autre.
Et le pire c’est que dès demain, je vais avoir besoin de solitude, je le sais, et lui, comme les autres, il va me harceler pour me revoir,
parce qu’il n’aura rien compris.

On a un gagnant, il a réussi à me faire gerber, lui.

Jcomprends pas l’humain. Vraiment. Jsuis pas adaptée.
Et je ne veux pas m’adapter.
L’homme ne peut s’empêcher de salir ce qu’il trouve beau ».

Je sais exactement comment réagir à sa confidence,
maintenant je la connais par cœur.
Certains auraient besoin d’être rassurés et câlinés.
Elle, non.
Ne pas la toucher.
Lui resservir un verre.
Et lui dire que, de toute façon, comme tous les gens bien, on finira par mourir seules, mangées par nos bergers allemands.

Elle éclate de rire pendant que je me sers aussi un verre pour trinquer.

« Tchin ! A nous. Les invinsibles.»

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