Bile

Ce matin, encore, elle est revenue.
Dès le réveil. Non, pas dès mon réveil, dès LEUR réveil.

A peine un œil ouvert, ils ont réagis tous les deux de la même façon.
Après une longue nuit, comment pensez-vous que deux enfants pleins de vie et d’énergie doivent se réveiller ? Moi j’aimerai qu’ils sourient à l’idée de débuter leur journée, heureux d’être en vie.

Alors je les réveille doucement, les caresse, leur parle tout bas, les embrasse. Ils ont la vie devant eux, c’est beau, mais malheureusement, avant, ils ont une journée d’école devant eux et ils se réveillent en grimaçant : ils n’ont pas envie de cette journée qui arrive, ils n’ont pas envie de la VIVRE !

Et voilà, ce matin, encore, elle est revenue : cette boule au ventre qui donne un goût de sang.

A table pour le petit déj’ l’ambiance est morose, comment ça peut être possible ? ils n’ont fait que s’habiller et mangent des céréales à base de chocolat… la journée commence à peine et déjà, ils ne sourient pas. Boule au ventre, goût de sang.

Ils aiment apprendre, ils adorent compter, ils sont passionnés de lecture. Mais pour apprendre tout ça, il va leur falloir faire face. Passer une journée de plus en « leur » compagnie. Ils passeront plus d’heures en « leur » compagnie qu’avec moi encore aujourd’hui. Il faut s’y frotter hein…
Voilà, « Leur » ce sont les autres, ceux qui sont en dehors du cocon. Mais voilà, je me suis trompée, à trop vouloir les protéger, je ne leur donne pas les armes.

Alors ce matin, ils quittent la maison le cœur un peu lourd. Pourtant ils en ont des copains, plein de chouettes copains. Pas tout le temps les mêmes, comme partout, il y a « des histoires ». Le plus souvent, c’est parce qu’ils n’ont pas envie de jouer à faire la bagarre, les garçons de leur âge aiment faire la bagarre. Alors les copains se détournent un peu parfois. Alors ils essayent de prendre goût à ça, la bagarre, la gueguerre.

Les copains c’est bien, mais ils n’ont pas envie de retrouver « le grand garçon qui m’embête et me dit que je suis un PD, il va encore me taper. La bande à machin va encore me piquer mes affaires et les abimer en disant plein de gros mots. Madame truc va encore me punir parce que je n’ai pas souligné le bon interligne. Et moi, Monsieur machin, le remplaçant, il m’aime pas trop, il me crie tout le temps dessus même quand je travaille bien alors je sais pas quoi faire, j’aimerai que ma maitresse revienne. »
Sentiment d’impuissance, de révolte, dans les tripes, écorchée vive, boule au ventre, gout de sang.

Ce matin, à peine arrivés au contact des autres, deux enfants se mettent à se battre devant nous, ils nous offrent une scène d’une incroyable violence, pas de demi-mesure, ils se cognent à fond. La mère arrive à calmer le jeu en les menaçant de leur mettre sur la gueule s'ils ne se calment pas. Je croise le regard choqué et un peu paniqué de mon grand, sourcils levés, yeux écarquillés, et je me dis que je me suis trompée. Gout de fer encore plus fort.
Je me souviens ma joie et ma peur devant le test de grossesse positif. L’ascenseur émotionnel qui fait douter, entre joie égoïste et culpabilité de catapulter ce petit être tout neuf dans un monde qui dégouline de connerie.
Autre souvenir, 5 ans après, il rentre de l’école avec des contusions, de nouveaux gros mots dans la bouche et un mollard dans l’oreille. Ce jour où il a fallu renier 4 ans d’éducation non-violente pour faire rentrer le concept de défense dans notre cocon. Apprendre à se battre en tapant un de ces doudous. Une douce peluche se prend des coups, donnés à contrecœur par le petit homme qui dort avec toutes les nuits. Je me suis encore trompée je crois.

Peut-être que ce que je pense là, ce que j’écris, ce que je ressens parait un peu démesuré. Mais le concret est là : les réveils moroses, le regard perplexe de mon grand ce matin, les tics d’anxiétés qui se développent chez mon plus jeune.
Voilà, ils ne sont pas parfaits mes enfants, ils en font des bêtises, beaucoup, ils se bouffent le nez, souvent, mais ils sont trop doux mes agneaux, trop tendre et mon cœur de maman saigne quand je les vois perdus et désarmés face au monde. Je me suis trompée. Puisque les enfermer dans mon doux cocon n’est pas une option réaliste et que le monde ne changera pas, il faut les armer. Leur apprendre le « vivre ensemble » autrement. Mais comment les armer, comment leur apprendre à s’armer seuls ? Je ne suis pas sûre moi de les avoir les armes. Comment on arme un enfant ?

Ce monde est fou. Un monde où la douceur n’a pas sa place, où être sensible c’est être faible, où on tape avant de dialoguer, où on détruit au lieu de construire, où après avoir eu un coup de cœur sur une peinture d'artiste, on préfères s'acheter une plus grosse télé et une bouteille de coca, où on gaspille au lieu de réfléchir, où on jette le plastique de son gouter par terre au lieu de faire 100m pour atteindre la poubelle, où on ignore au lieu d’admirer, où il faut ravaler et cacher ses sentiments s’ils ne sont pas « catholiquement moraux », où le seul pan accepté de notre être sauvage est la violence, où on écrase au lieu de respecter, où la culture et le beau n’a plus sa place, écrasés par les concepts intello-pompeux-condescendant et le capitalisme, où la critique (constructive ou non) est plus mise en avant que l’acceptation totale des différences de l’autre, où pour ne pas couler, il faut savoir appuyer sur la tête du voisin et etre toujours "plus fort que" "mieux que"... un monde où les enfants doivent être armés . Vous êtes pas un peu fatigués ? comment trouver sa place ? comment faire une place à ses enfants sans avoir l'impression de les jeter dans l'arène ?

Je pense qu’en bossant chez moi, je me désocialise. Dans mon antre des bisounours je me cache. Depuis quelques temps, pour faire les courses, je suis plus à l’aise à garder mes lunettes de soleil et enfoncer mes écouteurs dans mes oreilles, musique douce, bulle personnelle. Je me sens parfois très loin des autres, et j’y suis bien. Ce qui ne m’empêchera pas de donner un coup de main à la petite dame qui n’arrive pas à attraper le produit en haut de rayon ou laisser passer à la caisse le monsieur qui a deux trucs dans la main quand mon caddie est plein. C'est que, juste, je vous aime. Vraiment. Mais aussi, très fort, je vous déteste.

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